Cameroun - Dialogue National

Dr Christopher Fomunyoh : "Nous devons avoir le courage de nous asseoir pour discuter de la forme de l'Etat"

Dans une interview " exclusive " accordée au quotidien Le Jour édition du 27 septembre 2019, le directeur Afrique du National Democratic Institute donne son avis sur l'organisation du Grand dialogue national.

  1. Le Cameroun connaît depuis bientôt trois ans, une instabilité politique principalement caractérisée d'une part, par la crise dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest et, d'autre part, par la crise relative au contentieux électoral consécutif à la dernière élection présidentielle. Sur la base de l'expérience que vous avez de la politique africaine en général et du Cameroun en particulier, comment voyez-vous l'avenir proche du pays?

    Le Cameroun va très mal, et là je vous fais un cri de cœur. Le pays traverse des moments de turbulence depuis un certain temps; il faut donc reconnaître que l'avenir n'est pas prometteur. En effet, il est plutôt sombre. Il est à craindre que si rien n'est fait, et de toute urgence, on ne pourra pas échapper au pire.

    Les trois dernières années de la crise anglophone ont secoué profondément la fondation même de l'état nation. C'est difficile d'admettre qu'à cause de la crise, près de 3000 de nos compatriotes ont été tués, 40 000 sont réfugiés au Nigeria, plus de 600 000 sont des déplacés internes dans d'autres régions du pays, et près de 1 400 000, selon un récent rapport des Nations Unies, risquent la famine. Aussi, ca fait plus de trois ans que la plupart des écoles sont fermées, et que les jeunes se font recruter par des groupes armés. Il serait difficile d'imaginer un avenir prospère tant que la crise n'est pas résolue.

    Si on se réfère aux expériences d'autres pays Africains comme la Côte d'Ivoire, le Liberia, la Sierra Leone ou la République Démocratique du Congo, chaque année de crise demandera nécessairement plusieurs années de reconstruction et de réconciliation pour remettre les choses sur les rails. Et comme si cela ne suffisait pas, le régime actuel a suscité une crise politique par l'arrestation et la détention du Professeur Maurice Kamto, président d'un parti politique et candidat à la dernière élection présidentielle, et qui aujourd'hui est traduit avec des centaines de ces militants devant le tribunal militaire de Yaoundé.

    Qui aurait pu imaginer qu'un professeur d'université de la trempe et de la réputation de Maurice Kamto serait détenu dans une prison pour la simple raison d'avoir participé dans une marche pacifique. Voilà des choses incroyables auxquelles il faut mettre fin, si nous voulons être considéré comme un pays normal. à ces deux crises s'ajoutent la lutte contre Boko Haram et l'extrémisme violent dans l'Extrême Nord du pays, ainsi que le malaise socio-économique qui semble frapper plusieurs secteurs, comme en témoigne la récente grève des avocats à travers l'étendue du territoire national.

  2. Dr Fomunyoh, maintenant que le Président Paul Biya a annoncé la tenue d'un dialogue national pour fin septembre, pensez-vous que le dialogue tel qu'annoncé pourra aboutir au règlement de la crise post-électorale que connaît le Cameroun depuis la fin de la présidentielle de 2018, et permettre le retour au calme dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest ?

    Ca dépendra du contenu qu'on donnera à ce dialogue, et de la méthodologie qui sera appliquée pour une participation inclusive et représentative des populations concernées par les crises en question. Il ne faudra pas que le dialogue soit considéré comme une simple formalité administrative ou bien comme un faire-valoir pour plaire à la communauté internationale. Il s'agit probablement de la dernière chance pour ramener le débat autour d'une table. Rater cette opportunité ouvrirait la porte au désespoir, ce qui entraînerait encore plus de violence et de pertes de vies humaines. Le problème anglophone est profond et ne devrait pas être traité à la légère. Par ailleurs, les camerounais se souviennent du fait que certaines expériences du passé par rapport à 'la Tripartite' n'ont pas abouti, malgré les espoirs suscités à l'époque. Il revient donc au gouvernement de rassurer les populations les plus marquées par ces différentes crises, que leurs doléances seront prises en considération de manière à restaurer la dignité de tout un chacun.

  3. Le président Biya est depuis trente-sept ans à la tête du pays et il en est à son septième mandat qui devrait durer sept ans. Quelle lecture faites-vous de cette durée de vie d'un seul homme à la tête de l'état ?

    L'expérience du continent est assez probante à cet effet. Dans presque tous les pays où un chef de l'état a tant duré au pouvoir, la fin du règne a été difficile à gérer. Que ça soit en Libye ou au Gabon sous Omar Bongo, ou en Côte d'Ivoire après Houphouët, ou encore au Zaïre de Mobutu - ça s'est terminé par des crises souvent violentes. C'est pour cela qu'il est important de procéder à un renouvellement de la classe dirigeante de façon à ne pas laisser un seul homme s'éterniser au pouvoir. Aujourd'hui c'est une réalité qu'à 86 ans, après avoir été dans la haute administration depuis 1962, et après 37 années d'exercice du pouvoir comme Président de la République, beaucoup de choses lui échappent. Dans un pays aussi jeune et aussi riche en ressources humaines de haute qualité, cela ne peut pas s'expliquer.

  4. Quels sont les rapports que vous entretenez avec les deux figures de proue du face-à-face auquel on assiste actuellement au Cameroun, d'une part avec Paul Biya et d'autre part avec le Pr Maurice Kamto, son challenger de 2018?

    Je n'ai pas de relations particulières avec le Président Paul Biya. Ce n'est pas à moi de m'imposer sur son agenda présidentiel. Il sait ce que je fais et là ou je me trouve. Par contre, le Professeur Maurice Kamto, c'est un ancien camarade de faculté et un ami de longue date. Déjà à l'époque de nos années universitaires à Yaoundé, nous étions tous les deux très actifs dans le Club UNESCO, avec d'autres camarades de classe tels qu'Etienne Djongwane, Blaise Mindjiwa, Gisele Noah, et le Docteur Adam Mate. Ces dernières années nous avons beaucoup échangé par rapport à la situation politique et à l'avenir du pays. Je suis donc très peiné et très attristé, en tant que démocrate, défenseur des droits de l'homme, ainsi que frère, ami et admirateur de ses prouesses académiques et politiques de le voir en détention à la prison de Kondengui. C'est inimaginable!

  5. Et au-delà de ces deux hommes, quels sont vos rapports avec l'ensemble du personnel de l'establishment politique camerounais ?

    En général, je crois entretenir des rapports cordiaux avec les acteurs politiques et de la société civile. Je suis assez ouvert et j'ai l'habitude d'aborder les gens sans apriori. Bien que le pays soit devenu trop polarisé, j'essaie de garder des relations conviviales avec les acteurs politiques, toute tendance confondue. Je reçois souvent écho de ce que beaucoup parmi ceux qui sont aux affaires m'apprécient, même s'ils n'osent pas, dans le contexte actuel, le manifester ouvertement.

  6. Compte tenu d'un certain nombre de facteurs, le Cameroun va avoir besoin d'une relève au plus haut niveau de l'Etat. Beaucoup vous considèrent comme l'un de ceux qui pourraient ou devraient se positionner dans les starting-blocks de cette transition à une nouvelle génération de leadership. Qu'en pensez-vous?

    Le renouvellement de la classe politique est une évidence inévitable. Il se fera non seulement parce que la déclaration universelle des droits de l'homme reconnaît aux populations le droit de renouveler leurs dirigeants à travers des élections régulières et crédibles, mais aussi parce que par la force de la nature, une plus jeune génération est toujours appelée à prendre la relève. Dans notre cas, avec l'abîme dans lequel se trouve le Cameroun a l'heure actuelle, le pays ne pourra pas rebondir sans une véritable politique de réconciliation et de reconstruction nationale à prôner par des nouvelles personnes qui n'ont pas été eux même complices des gaspillages et autres massacres à déplorer. Dans ce cadre, les dignes fils et filles qui ont des expertises et des expériences à partager, seront appelés à jouer le rôle qui reviendra à chacun selon son profil et sa vision.

  7. Avez-vous vraiment envie de diriger le Cameroun comme le laisse entendre la rumeur depuis plusieurs années ?

    Le Cameroun de demain n'aura pas besoin d'être dirigé au style autocratique que connaît le pays depuis son indépendance. Donc je ne me verrai jamais dans la posture de cet homme providentiel qui s'attribue à lui seul le pouvoir et le destin de tout un pays. Le mode de gouvernance devrait être réformé et reformulé de fond en comble. Il n'est donc pas à exclure, que dans une nouvelle gouvernance inclusive et participative, je puisse aussi contribuer de façon significative. ça serait un gâchis de ne pas valoriser pour le bien-être de mes concitoyens toute cette expérience en matière de démocratie et de bonne gouvernance acquise à travers le continent et sur le plan international.

  8. à deux reprises en 2011 et 2018, on a longuement attendu votre candidature à l'élection présidentielle, mais envain. On a comme l'impression que vous tournez autour du pot et évitez de mettre les pieds dans le plat. Quelles sont les raisons qui vous ont empêché de franchir le Rubicon ?

    Vous comprendrez que je ne m'implique pas dans une élection présidentielle juste pour faire valoir ou pour avoir ce tampon sur mon CV. J'avais eu à expliquer aux compatriotes et à l'opinion internationale que les conditions d'organisation de ces deux scrutins ne se prêtaient pas à une compétition saine et crédible. Il vous souvient que même en juillet 2018, lors de plusieurs interviews que j'ai accordé au pays, j'ai beaucoup insisté sur le fait que les conditions n'étaient pas réunies pour une bonne élection présidentielle en octobre 2018, et certains concitoyens m'ont même critiqué pour cela. Or, aujourd'hui, malheureusement, les faits me donnent entièrement raison; non seulement par rapport à la façon dont le scrutin a été organisé, mais aussi par rapport à la gestion du contentieux électoral qui a contribué à la crispation excessive que connaît le pays depuis.

  9. Pensez-vous que cela pourrait se réaliser un jour?

    Chaque chose à son temps, et dans ce domaine, comme dans bien d'autres, on ne force pas le destin.

  10. Selon l'adage, derrière chaque grand homme, il y a une grande femme, qu'en est-il de celle qui devra vous aider dans cette lourde charge ? Et au-delà d'elle, y aurait-t-il une famille derrière ?

    Je suis chanceux d'avoir vu le jour dans une grande famille de la région du Nord-Ouest Cameroun. J'ai beaucoup bénéficié du soutien de cette famille-la, et ainsi que de celle de la grande famille camerounaise éparpillée un peu partout dans les différentes région du pays. Vous avez dû le constater lors des différents déplacements que j'ai fait par le passé dans les régions, du nord au sud comme de l'est à l'ouest. Dieu aidant, dans le cadre de mes fonctions actuelles, je me trouve entouré d'une grande famille Africaine qui m'encourage et me soutient dans mes activités, sans compter l'appui de mes collègues et mes collaborateurs venant de tous les horizons et de presque tous les continents du monde. Je me considère donc comme fils du village et citoyen du monde.

  11. Docteur Christopher Fomunyoh, vous êtes un haut responsable du National Democratic Institute (NDI) dont le siège est à Washington DC. Cette fonction vous aide-t-elle à bien cerner l'évolution politique en Afrique, et du Cameroun en particulier, et du rôle que vous pourriez jouer dans l'avenir du pays?

    Il est vrai que j'ai atterri au NDI par pur hasard en début des années 1990, au moment des grands bouleversements à travers le monde, notamment l'écroulement du mur de Berlin, la fin de l'apartheid en Afrique du Sud, l'indépendance de la Namibie, et le rejet du monopartisme et des régimes militaires. J'ai été très marqué par les transitions démocratiques qui se sont succédées depuis cette époque, et qui ont permis au continent de réaliser des avancées remarquables. En même temps, avec la fondation que j'ai lancé au Cameroun en 1999, et qui œuvre dans l'éducation et l'humanitaire (www.tffcam.org), j'ai pu rester très proche des populations de manière à observer de près l'évolution sociale et politique du pays. Sûrement que ces différentes expériences contribuent à enrichir de façon permanente mon appréciation du rôle que je pourrais être appelé à jouer dans l'avenir du pays.

  12. Au delà du Cameroun, quelle évaluation faites vous de la santé de la démocratie en Afrique ?

    Beaucoup d'avancées ont été réalisées ces trois dernières décennies, même s'il reste encore beaucoup de chemin à faire. Au sein la jeunesse africaine, il y a même des appréhensions que certains acquis soient en train d'être remis en cause par des régimes autocratiques et des leaders octogénaires, qui font tout pour s'éterniser au pouvoir, et de ce fait réduisent de façon alarmant les champs de libertés et de mobilisation citoyenne.

    Les exemples de progrès sont assez révélateurs. Par exemple, en 1990 il n'y avait que trois anciens chefs d'état vivant sur le continent qui avaient cédé le pouvoir politique, dont Julius Nyerere de la Tanzanie, Léopold Sédar Senghor du Sénégal, et Ahmadou Ahidjo du Cameroun. Aujourd'hui il y en a plus de 40 anciens chefs d'état qui ont quitté le pouvoir, soit de plein gré, soit parce qu'ils ont perdu des élections, ou parce que les nouvelles constitutions imposent une limitation des mandats présidentiels. En 1990 aussi, il n'y avait que quatre pays africains qui pratiquaient le multipartisme, dont la Gambie, le Sénégal, le Botswana et l'Ile Maurice; aujourd'hui, le pluralisme politique est accepté dans tous les pays, et les partis politiques d'idéologies diverses existent et concourent au suffrage des citoyens. Dans la dernière décennie, l'Afrique a même connu trois chefs d'état femme - notamment Ellen Johnson Sirleaf du Liberia, Joyce Banda du Malawi, et Catherine Samba-Panza de la République Centrafricaine - qui ont pu conduire les affaires de leurs pays à bon port, et parfois en dépit d'immenses difficultés économiques et sécuritaires. Tout de même, les différents conflits armés qui persistent, le non respect des droits humains et la mal gouvernance, constituent des obstacles qui restent à franchir et pour lesquels nous devons continuer à nous battre.

  13. D'après l'évaluation que vous venez de faire, seriez-vous optimiste ou pessimiste par rapport à l'avenir du continent ?

    Je suis un optimiste de nature, et je suis convaincu que grâce à la détermination, au dynamisme, et à la mobilisation de la jeunesse Africaine, le continent saura valoriser ses plus grands atouts qui sont les ressources humaines et les ressources matérielles pour retrouver la place qui est la sienne sur l'échiquier international. Il est vrai que des nouvelles menaces, telles que l'extrémisme violent et la pauvreté, fragilisent un peu ce ressort de développement, mais même là je reste convaincu que l'Afrique s'en sortira. Nous devons garder l'espoir et continuer à œuvrer dans ce sens.

  14. Quelles sont les grands chantiers de l'heure pour vous et le NDI à l'horizon 2020 ?

    Pour 2020, il y a des nouvelles opportunités qui se présentent dans des pays comme le Soudan, l'éthiopie et l'Angola qu'il faudra suivre pour les accompagner dans la consolidation. En même temps, nous avons des élections présidentielles assez déterminantes dans des pays comme le Togo, la Côte d'Ivoire, le Burkina Faso, le Ghana, la Guinée, et le Niger. Aussi, il faudra garder un œil vigilant sur les géants du continent qui sont le Nigeria, la République Démocratique du Congo et l'Afrique du Sud. Evidemment, sur un plan beaucoup plus direct, la situation du Cameroun demandera mon attention particulière. L'Afrique et le monde ne comprendraient pas que je participe à la consolidation de la paix, de la démocratie, de la bonne gouvernance et du respect des droits de l'homme et des libertés ailleurs, pendant que mon propre pays est à eu et à sang, et en totale déliquescence.

Merci pour cette interview.